LE FEDERALISTE

revue de politique

 

XV année, 1973, Numéro 3-4, Page 136

 

 

L’EUROPE ET LE VIETNAM
 
 
Nixon et Kissinger disent depuis quelques temps que 1973 sera « l’année de l’Europe ». Peu sont ceux qui ont souligné l’importance de cette phrase et presque personne n’a cherché à en éclaircir le sens en en tirant les justes conséquences en termes de stratégie politique pour les Européens qui, bon gré, mal gré, seront les interlocuteurs des Américains.
Pour pouvoir évaluer quel sera le rôle des Européens dans ces négociations, il faut avant tout déterminer quels sont les intérêts de la puissance américaine dans l’équilibre mondial, en général, et en Europe en particulier.
Il n’y a aucun doute que nous sommes en train de traverser une phase de restructuration de la politique mondiale et que les années qui viennent seront décisives à ce propos. Après la seconde guerre mondiale, le monde a été gouverné, en pratique, à l’Ouest par les U.S.A., et à l’Est par l’U.R.S.S. Cette situation de domination à deux qui a caractérisé la période de la guerre froide et de la confrontation idéologique entre démocratie d’un côté et communisme de l’autre, a été sérieusement remise en question dans les années 1960. Les Etats européens, à peine avaient-ils, grâce à la création du Marché commun, remis à flot leurs économies, ont immédiatement cherché à se soustraire à l’étroite tutelle américaine comme l’a montré la France gaulliste.
Le même processus a caractérisé les rapports, sur le front asiatique, entre la Russie et la Chine : depuis des années, les Chinois tentent une insertion autonome dans la politique internationale, en refusant la tutelle russe et en tentant de devenir à leur tour la puissance de tête des pays asiatiques, et de supplanter l’U.R.S.S. dans le Tiers-Monde.
Nous sommes en train de vivre la phase dans laquelle l’équilibre bipolaire touche désormais à sa fin, mais dans laquelle ne s’est pas encore affirmée une structuration politique claire dans le système mondial des Etats. Les uns parlent de l’émergence d’un équilibre à quatre, entre U.S.A., U.R.S.S., Chine et Europe, les autres d’un équilibre à cinq, en y ajoutant le Japon. La vérité est que la situation n’est pas encore définie : ce sont plus des potentialités que des réalités politiques qui émergent sur le devant de la scène mondiale. En fait, la Chine ne peut encore prétendre à être reconnue comme grande puissance : le poids politique d’un Etat dans le monde dépend, entre autres choses, de son armement, et aujourd’hui la Chine a seulement une grande capacité défensive, mais une capacité offensive limitée. L’Europe et le Japon ont ensuite, pour l’instant, seulement une forte position économique, mais, au moins pour l’Europe, une présence politique à peu près nulle. C’est seulement quand les Européens parviennent à se présenter unis à une table de négociations qu’ils réussissent à arracher une victoire (comme l’a démontré le Kennedy Round pour la réduction des tarifs douaniers entre Europe et Amérique).
Dans cette situation, les intérêts de la Chine et de l’Europe, toutes deux désireuses de se dégager de la tutelle russo-américaine, en arrivent naturellement à converger. Il est impressionnant de constater comment les Chinois, avec à leur tête Chou En-lai, ne manquent pas une occasion pour rappeler aux Européens la nécessité de garder et d’approfondir leur unité, parce que c’est la seule façon de tenir tête aux abus de pouvoirs des super-grands. C’est seulement pour celui qui se laisse facilement aveugler par les voiles idéologiques qu’il peut sembler étrange que le pays de Mao Tsé-toung et de la révolution communiste paysanne lance un clin d’œil à l’opulente Europe capitaliste du Marché commun.
On comprend aussi facilement pourquoi la stratégie américaine en Asie ne peut faire abstraction de la réalité chinoise : la solution au conflit vietnamien ne pouvait venir ni d’une victoire militaire (parce qu’une victoire totale, aussi bien américaine que nord-vietnamienne, était impensable) ni d’une simple entente entre l’U.R.S.S. et les U.S.A. Le Vietnam est une zone d’influence chinoise. La prémisse de la paix au Vietnam a été par conséquent, l’an passé, le voyage de Nixon en Chine et la reconnaissance de fait de la Chine, sanctionnée ensuite par son entrée à l’O.N.U.
Pour comprendre comment la paix au Vietnam a été possible, il faut bien avoir présent à l’esprit le conflit d’intérêts entre l’U.R.S.S. et la Chine pour la prédominance en Asie. Une expansion excessive des Nord-Vietnamiens, dont le gouvernement est prosoviétique ou, en tout cas, n’est pas prochinois, ne pouvait être facilement acceptée par les Chinois qui auraient vu mettre en danger leur leadership et leur prestige vis-à-vis des autres pays asiatiques. Telle est la raison fondamentale qui a permis à Nixon de procéder impunément (le roi Gustave de Suède a plus protesté que les Chinois), grâce à un calcul politique précis, au dernier bombardement sanglant sur Hanoï, imposant ainsi aux Nord-Vietnamiens la reconnaissance de fait de la souveraineté du Sud-Vietnam. L’habileté de Nixon s’est manifestée sur deux plans : parce qu’il a obtenu la neutralité de la Chine sur les opérations militaires américaines au Vietnam, et aussi celle du gouvernement de Moscou, trop désireux de conserver de bons rapports avec Washington, surtout en prévision de futures négociations sur la sécurité européenne, qui permettraient aux Russes d’alléger militairement leur engagement en Europe pour renforcer celui sur le front de l’Oussouri.
Le langage de la politique internationale est certainement froid et sans pitié. Peu sont ceux qui le parlent avec cohérence. C’est avec beaucoup de difficultés que les hommes arrivent à parler avec réalisme d’équilibre entre les puissances et d’accords diplomatiques, quand ceux-ci coûtent la vie de milliers d’hommes, comme cela est arrivé au Vietnam. A juste titre, Machiavel disait qu’en politique c’est plus la bête (le lion ou le renard, selon les cas) que l’homme qui se manifeste. L’amertume de cette constatation ne doit pourtant pas nous faire fermer les yeux devant la réalité. Celui qui ne sait pas, n’agit pas, ou s’il agit, se trompe.
Ainsi, si les Européens ouvrent tout grands leurs yeux, ils verront que le combat politique dans les pays européens risque toujours plus de tomber dans le provincialisme. La contestation elle-même, qui a eu le grand mérite d’éveiller les consciences, endormies par la guerre froide, aux grandes valeurs de la paix, de la justice sociale et de la liberté, est en train de se stériliser toujours plus dans de petites querelles de paroisse, même si dans ce cas précis la paroisse représente la nation. Les inutiles rencontres avec la police demeurent à l’ordre du jour.
C’est vraiment le chemin de la perdition. On a l’illusion de faire de la lutte politique seulement parce qu’on est au prises avec la police et avec les bombes, mais on ferme ensuite les yeux devant le fait que les « grands », au dessus de notre tête, sont en train de discuter de notre destin, et que, ou bien nous nous unissons en face des U.S.A. et de l’U.R.S.S., qui constituent aujourd’hui le véritable gouvernement de l’Europe, pour trouver notre indépendance, ou bien nous serons contraints à accepter leur solution qui ne tiendra certainement pas compte des idéaux de paix, de justice et de liberté revendiqués à juste titre par la jeunesse européenne.
Le désengagement américain au Vietnam est désormais un fait accompli. Il faut en prendre note et en tirer les conséquences. Aujourd’hui, le problème fondamental de la politique extérieure des U.S.A. est l’Europe : 1973 sera l’année de l’Europe.
Si nous avons assez de mémoire pour nous rappeler les récents enseignements de Realpolitik donnés par Nixon et Kissinger à propos du Vietnam, nous ne pouvons pas ne pas trembler devant leur intention déclarée de se consacrer avec plus d’attention au problème européen. Même nos amis chinois ont bien remarqué le danger de ces « attentions » américaines, et ont récemment incité les Européens qui siègent à Helsinki, à la conférence préparatoire à la Sécurité européenne, à être beaucoup plus unis et vigilants devant les deux puissances impérialistes.
L’objectif des superpuissances vis-à-vis des Européens est clair : « diviser pour mieux régner » ; plus les Européens seront divisés, plus ils seront faibles et mieux assurée sera la domination russo-américaine sur les Européens. La « Sécurité européenne » peut ainsi devenir l’instrument par lequel les superpuissances pourront mettre bâillon et menottes aux Etats européens tolérant le moins leur contrôle (comme la Roumanie). La réduction équilibrée des forces servira seulement à recueillir les applaudissements de quelques naïfs partisans du désarmement, mais, en vérité, elle couvrira le fait que Russes et Américains se sont assurés d’une autre façon le contrôle sur leurs zones d’influence respectives.
Ce dessein russo-américain a des possibilités de succès. Nombreux sont les gouvernants européens attirés par le charme d’une plus grande (mais temporaire) liberté de manœuvre et du prestige national que cette phase de restructuration de l’Europe laisse entrevoir. Brandt s’est lancé dans son Ostpolitik, bénéficiant d’approbations de l’Ouest comme de l’Est, recevant jusqu’à un prix Nobel de la paix, pour sa tentative de donner à l’Allemagne ce prestige politique qui manquait encore à un « géant économique » de sa taille. Les Européens ont applaudi le courageux « chancelier de la paix », mais ils ont oublié de remarquer que le règlement du problème de Berlin et des relations entre les deux Allemagnes était justement la condition « sine qua non » pour la convocation de la conférence sur la Sécurité européenne et que c’était justement ce que désiraient les U.S.A. et l’U.R.S.S.
Désormais, les temps sont mûrs. L’année de l’Europe est venue. Mais quelle sera la réponse des Européens à la politique impérialiste russo-américaine ? A ceux qui trament et œuvrent pour maintenir la division de l’Europe, la réponse appropriée ne peut être que l’unité. Sans l’unité, les Européens seront contraints à subir la politique de domination et à renoncer à leurs idéaux de paix, de justice et de liberté. Il reste encore aujourd’hui une chance aux Européens pour arriver à la fondation d’un Etat fédéral européen, en commençant, avec l’élection directe d’un Parlement européen, à montrer leur volonté d’unité et de résistance aux tentatives impérialistes.
Si les années qui viennent passent inutilement, les Européens, en perdant l’occasion historique de leur unification, perdront aussi le respect qui est dû aux faibles, parce que la cause de leur faiblesse résidera uniquement dans leur paresse.
 
Guido Montani
 (février 1973)

 

 

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