LE FEDERALISTE

revue de politique

 

IX année, 1967, Numéro 1, Page 48

 

 

Rudolf Raasch, Zeitgeschichte und Nationalbewußtsein, Hermann Luchterhand Verlag, Berlin, 1964, pp. 340.
 
 
Le livre Zeitgeschichte und Nationalbewußtsein publié chez Hermann Luchterhand contient les résultats (et leur interprétation) d’une enquête confiée au Dr. Rudolf Raasch par l’Institut Allemand pour la Recherche Pédagogique Internationale. Il est en soi d’un grand intérêt vu le problème abordé, mais il est également à notre avis destiné à devenir très utile et même indispensable à ceux qui enseignent les méthodes de recherche sociologique et socio-psychologique parce qu’il illustre, à peu près parfaitement, ce que l’on ne doit pas faire. Il se révèlera également utile aux spécialistes de la culture allemande contemporaine, car il est une anthologie d’à priori et de préjugés, attitudes hélas encore trop répandues dans l’Allemagne d’aujourd’hui. Il est en troisième lieu utile parce qu’une perspective erronée permet parfois de saisir quelques aspects du problème réel, qui, insérés dans une autre perspective, peuvent avoir un sens.
Le sujet, d’actualité au moins depuis la fin de la guerre mondiale, a été l’objet de nombreuses recherches et enquêtes : comment les jeunes Allemands apprennent-ils, jugent-ils et apprécient-ils le passé récent de l’Allemagne ; comment réussissent-ils à l’insérer dans le cadre de leur conscience historico-politique ? On a souvent parlé de unbewältigte Vergangenheit, expression intraduisible, qui désigne à peu près un passé que l’on ne parvient pas à dominer, à comprendre, dont on ne peut pas rendre compte, qui échappe au contrôle de la raison, de la conscience morale, qui écrase.
On peut faire approximativement trois tas des papiers imprimés à ce sujet : le premier regroupe les opinions de gauche. Leur contenu est à peu près le suivant : les jeunes Allemands sont encore diaboliquement nationalistes ; racisme et antisémitisme n’ont pas disparu ; les germes d’une conscience autoritaire sont encore terriblement vivaces, la structure politique de la R.F. soutient ces tendances.
Le second tas regroupe les opinions, plus ou moins officielles, de la classe au pouvoir en Allemagne et même dans certains pays « occidentaux » ; leur contenu est le suivant : la jeune génération allemande a compris la leçon du nazisme et de la guerre mondiale, surtout grâce aux efforts de la politique démocratique de l’ère d’Adenauer ; même si le nationalisme n’est pas mort, il est certainement moribond ; on peut avoir confiance dans les jeunes Allemands.
Le troisième tas regroupe les opinions suivantes : la jeunesse allemande est victime d’une campagne de dénigration orchestrée par les puissances victorieuses de la guerre mondiale ; cette campagne tend à provoquer un sentiment de culpabilité dans les consciences et empêche la formation d’une génération qui, même en condamnant les « erreurs » du passé, puisse éprouver l’orgueil d’être « allemande ».
Nous pourrons appeler ces tendances progressiste nationale, conservatrice nationale et réactionnaire nationale, en soulignant l’élément commun, indiqué par l’adjectif national, en ce sens que toutes considèrent fondamentalement le problème dans le cadre de l’Allemagne, dans la perspective d’une Allemagne d’une façon ou d’une autre « purifiée » et meilleure. Il est clair que l’on ne peut pas poser le problème du dépassement du nationalisme dans le cadre de l’Etat national si le nationalisme est un produit de l’Etat national. Ce serait comme si l’on voulait dépasser le féodalisme et fonder un ordre libéral dans le cadre de l’Etat féodal, ou dépasser le capitalisme dans le cadre de l’Etat bourgeois.
Le livre que nous avons sous les yeux ne se pose cependant pas le problème de dépasser le nationalisme et moins encore l’Etat National ; il veut seulement libérer le nationalisme du racisme, comme si en Allemagne on pouvait accomplir l’opération chirurgicale sans tuer le malade : l’Etat national. Le livre fait donc partie de la tendance réactionnaire nationale. Quand on se place, comme l’auteur de ces lignes, dans la perspective du fédéralisme européen, on ne peut que combattre cette tendance sur le plan politique, et jeter dans la bataille tout le poids de ses propres jugements de valeur, de ses propres idéaux, de sa propre passion. Mais dans ce cas, il ne se rait guère utile de prendre comme cible M. Raasch ; il serait préférable de réserver ses forces pour quelque adversaire mieux armé. Mais M. Raasch a adopté une tactique dangereuse, en dissimulant ses opinions sous des apparences scientifiques. Contre ce travestissement, le sociologue doit réagir tout comme le fédéraliste. Dans un monde aux opinions si confuses et si compliquées il est salutaire, à notre avis, de demander aux jeunes ce qu’ils pensent, ce qu’ils savent, ce qu’ils font et ce qu’ils veulent faire, à condition cependant de ne pas chercher à faire parler les faits, mais d’écouter « ce que disent les faits ». Les instruments de la recherche sociologique ou socio-psychologique sont très dangereux dans des mains inexpertes ou mal intentionnées, et c’est sans aucun doute une malhonnêteté scientifique que de propager ses propres opinions par la bouche d’individus innocents poussés à répondre précisément dans le sens souhaité par le « chercheur ». C’est justement ce que fait M. Raasch dans les trois cent quarante pages de son livre.
La première chose que M. Raasch se demande est la suivante : que savent les jeunes de l’histoire allemande contemporaine ? Fournissons quelques exemples de sa méthode pour recueillir les faits afin de répondre à cette question, en choisissant quelques unes des cent questions du questionnaire de l’auteur, avec les réponses correspondantes parmi lesquelles pouvaient choisir les personnes interrogées.
Question 12 : Pendant les négociations de paix à Versailles, en 1919, qui proposa la fondation des Etats-Unis d’Europe ?
Réponses : a) la délégation russe ; b) la délégation française ; c) la délégation anglaise ; d) la délégation américaine ; e) la délégation allemande.
Question 3 : Comment se comporta l’empereur Guillaume II avant le déclenchement de la première Guerre mondiale entre le 27 et le 30 juillet 1914 ?
Réponses : a) il poussa l’Autriche-Hongrie à déclarer la guerre à la Serbie ; b) il provoqua la Russie ; c) il chercha à éviter la guerre ; d) il était en vacances ; e) il ordonna d’attaquer la France.
Question 13 : Qu’arriva t-il en Russie avant le déclenchement de la première Guerre mondiale ?
Réponses : a) le tsar accueillit l’empereur d’Allemagne ; b) les hommes d’Etat russes repoussèrent des offres de conciliation allemandes ; c) l’ambassadeur d’Allemagne tomba malade ; d) la Russie envoya des télégrammes de paix à Berlin ; e) le tsar fut tué par les Bolcheviks.
Question 66 : Qu’arriva t-il en 1939 à Bromberg ?
Réponses : a) à Bromberg furent anéantis tous les Juifs de Lithuanie ;      b) à Bromberg les Polonais organisèrent un massacre de la population allemande ; c) à Bromberg se produisit le choc armé entre les SS et la Wehrmacht ; d) à Bromberg fut signée l’alliance militaire germano-finlandaise ; e) à Bromberg les Russes fusillèrent 25.000 officiers, savants et techniciens finlandais.
Les réponses en italique sont les réponses exactes. La plus grande partie des personnes interrogées (ou plutôt de ceux qui ont rempli le questionnaire) n’a pas — et il fallait s’y attendre — fourni la réponse juste. L’interprétation de ce « résultat » par l’auteur est à peu près celle-ci : les jeunes personnes interrogées ne savent pas que la délégation allemande à Versailles, loin de défendre le mesquin intérêt national, proposa l’unité de l’Europe ; elles ne savent même pas que non seulement l’Allemagne n’a pas provoqué la première Guerre mondiale, mais qu’elle a même cherché à l’éviter ; elles ne savent pas que les Russes repoussèrent les offres de conciliation allemandes et provoquèrent donc la guerre ; elles ne savent pas que d’autres peuples — en particulier les Polonais — et non seulement les Allemands, se couvrirent d’infamie par des crimes contre l’humanité.
La critique méthodologique de ce type de question peut se trouver même dans les textes élémentaires de méthodologie de la recherche : toutes les questions doivent avoir le même niveau de spécificité que les connaissances moyennes de la personne interrogée dans le domaine considéré. Dans un domaine où les individus ont des connaissances générales, ou même seulement des attitudes ou des opinions, une question spécifique (surtout quand il s’agit de choisir dans une série d’alternatives fixées à l’avance) ne reçoit jamais une réponse spécifique, mais une réponse en fonction de connaissances plus générales ou en fonction des opinions que l’on a sur le problème. Les réponses doivent être interprétées comme telles. Celui qui ne connaît pas l’histoire diplomatique de la première Guerre mondiale, mais qui est convaincu que c’est l’Allemagne qui a provoqué la guerre, ne répondra jamais qu’entre le 27 et le 30 juillet 1914 Guillaume II qui préparait la guerre depuis vingt ans, chercha à l’éviter. Mais le fait de répondre de façon erronée ne dit rien sur la validité de la conviction que l’Allemagne ait été la première responsable de la guerre. L’erreur de Raasch réside, dans ce cas spécifique, d’abord dans le fait qu’il, considère implicitement que l’Allemagne n’a pas de responsabilité dans l’éclatement de la guerre, vu qu’entre le 27 et le 30 juillet 1914 Guillaume II chercha à éviter la guerre ; et ensuite dans le fait qu’il interprète les résultats en fonction de cette opinion et non en fonction de ce qui s’en dégage. La même remarque vaut pour des dizaines et des dizaines d’autres questions : l’usage que fait Raasch des questions et des réponses fixes est absolument inadmissible du point de vue scientifique. A ces défauts s’ajoutent ceux inhérents au type de réponse requise ; imposer le choix entre une série d’alternatives fixées à l’avance c’est non seulement limiter la sphère des réponses possibles, mais c’est tendre la plupart du temps à diriger la personne interrogée vers les réponses qui renforcent ou confirment des préjugés courants. Ce phénomène se manifeste tout particulièrement lorsque les questions ne tendent par à contrôler des connaissances mais des attitudes. C’est à cela qu’est consacrée la seconde partie du livre. Raasch ne semble pas avoir le moins du monde conscience des problèmes méthodologiques que pose l’étude des attitudes.
Considérons par exemple les affirmations suivantes : a) Le gouvernement d’Hitler était meilleur qu’on ne le dit aujourd’hui ; b) Les Juifs sont le malheur de l’Allemagne ; c) Les puissances victorieuses n’ont aucun droit pour accuser l’Allemagne de crimes contre l’humanité ; d) Le traité de Versailles blessa l’honneur du peuple allemand et conduisit donc à la seconde guerre mondiale. Devant ces affirmations les personnes interrogées pouvaient choisir entre : exact, faux, en partie exact, en partie faux, Je ne sais pas. Les résultats semblent indiquer, selon Raasch, qu’il y a un fort pourcentage d’étudiants qui approuve le ton « nationaliste » des affirmations citées. Nous ne nions pas que cela puisse être vrai, mais nous nions le fait que cette interprétation ressorte de manière indiscutable des données de Raasch. La raison en est que tout fait doit être interprété à la lumière de la situation globale où il a été recueilli. Les don nées de Raasch sont le fruit de questionnaires distribués dans les écoles de la Hesse et de la Basse-Saxe avec l’accord des autorités universitaires et sous la surveillance des enseignants. On ne peut pas interpréter les résultats sans penser à la situation où ils furent recueillis ; au cours d’une interview les enquêteurs ont fréquemment noté la tendance d’une forte majorité de personnes à interpréter les désirs de l’enquêteur et à répondre pour ne pas décevoir ces désirs. Toute réponse est donc faussée en puissance par une erreur que l’on peut appeler « prix au conformisme ». Les enquêteurs tendent naturellement à éviter cette erreur, et il est certain que l’usage du questionnaire atténue la possibilité qu’elle entre en jeu. Toutefois il est indéniable qu’elle puisse se présenter dans le cas où le rapport entre enquêteur et personne interrogée (avec ou sans questionnaire) se complique d’un rapport d’autorité, ou d’une forme quelconque d’autorité institutionnalisée et acceptée comme légitime comme par exemple l’autorité universitaire. Le seul fait de la présence, même passive, de l’autorité de l’enseignant dans une situation comme la situation allemande où cette forme d’autorité est renforcée par une tradition et par des valeurs culturelles, ne peut pas ne pas avoir introduit le facteur d’erreur ci-dessus rappelé. Une affirmation du type : le gouvernement d’Hitler était meilleur qu’on ne le peint aujourd’hui, dans un questionnaire avalisé par l’autorité universitaire, ne peut que renforcer le soupçon, chez ceux qui le nourrissent même de façon latente, que tout ce qui se dit et s’écrit sur le nazisme est le fruit d’une machination contre les Allemands. Si l’on tient compte de cette possibilité, l’interprétation des données ne permet plus d’affirmer, sans doutes sérieux, la présence d’importants résidus nationalistes dans les attitudes des jeunes Allemands. Il y a en outre d’autres questions formulées de façon tellement paradoxale que les réponses et les données qui en résultent n’ont aucune valeur.
Voyons-en quelques unes : a) Je crois que la barbarie dans l’histoire n’est pas un phénomène uniquement allemand, mais international ; b) Je voudrais que l’histoire de tous les peuples, et non seulement celle du peuple allemand, fût présentée de façon critique ; c) La majeure partie du peuple allemand réagissait et pensait de façon aussi criminelle que les actions des nazis. Ces questions ne distinguent pas des attitudes nationalistes et non nationalistes, et ne peuvent donc pas éclairer ces dernières et encore moins les mesurer. Le fait de croire que la barbarie n’est pas un vice exclusivement germanique n’est pas un symptôme de pargermanisme mais seulement de bon sens ; et même le plus enragé des antiallemands ne peut pas croire aujourd’hui que tout le peuple allemand ait été en puissance criminel comme les accusés du procès de Nuremberg.
Le comble de l’irresponsabilité méthodologique est atteint lorsque Raasch demande aux personnes interrogées de prendre position par rapport à quatre phrases d’un colloque entre Goethe et Luden. Voici les phrases : a) Les idées de peuple et de patrie font partie de notre essence et personne ne peut les répudier ; b) L’Allemagne me tient beaucoup à cœur ; c) Le peuple allemand est dans son ensemble misérable ; d) Il est édifiant et désirable d’appartenir à un peuple craint et fort. Les réponses proposées étaient : oui, non, oui et non, cela ne me concerne pas. Les résultats sont résumés dans le tableau suivant (en pourcentage).
 
Question
oui
non
oui et non
cela ne me concerne pas
 
1960
1963
1960
1963
1960
1963
1960
1963
a
55,0
47,9
7,0
13,5
24,4
33,4
10,3
4,3
b
55,6
48,9
6,1
9,8
29,4
36,2
8,9
3,7
c
2,5
4,2
72,2
62,8
17,2
26,6
7,6
3,3
d
48,2
52,3
8,7
8,6
28,2
30,4
14,6
6,9
 
Mais à part le fait que les différences entre les données de 1960 et celles de 1963 (recherche de contrôle) sont trop accentuées pour être tout à fait dues au hasard (étant donné également l’ampleur de l’échantillon : respectivement de 922 et 950), et qu’elles doivent donc être interprétées — ce que Raasch ne fait pas —, en laissant de côté le soupçon de dilettantisme, ce qui est remarquable c’est qu’en cours d’interprétation Raasch « dichotomise » la variable étudiée en attitudes nationales et non nationales, en regroupant dans la première catégorie les réponses positives (ou négatives pour la question c) et les réponses partiellement négatives ou partiellement positives. Si bien que ceux qui ont répondu que l’Allemagne leur tient à cœur oui et non se voient rangés dans la catégorie de ceux qui ont des attitudes « nationales ». Il est évident que si l’on élimine ces réponses la majorité des attitudes nationales est considérablement réduite.
Raasch soutient, et c’est vraiment une acrobatie intolérable, que cette manière de procéder est empiriquement justifiée par le fait que si, après 13 ans d’éducation antinationale, un jeune homme n’a pas acquis une attitude antinationale sans équivoque, c’est que les germes nationalistes étaient en lui profondément enracinés. En outre, ceux qui ont répondu que la question ne les concerne pas ne sont pas considérés parmi ceux qui ont des attitudes antinationalistes. En réalité la dimension nationaliste–antinationaliste ne peut pas être dichotomisée du point de vue empirique parce que les attitudes nationalistes, supranationalistes et antinationalistes (même si elles s’excluent logiquement) peuvent coexister, et coexistent de fait, dans la conscience politique de l’homme européen contemporain, comme reflet de la situation historique de transition entre l’ordre national et l’ordre supranational. A la rigueur, si l’on tient compte du caractère absolu du credo national, on peut raisonnablement soutenir que son refus partiel équivaut à un choix dans le sens antinational.
Les acrobaties de Raasch dépendent du fait qu’il veut dé montrer une thèse et qu’il manie donc les faits pour les adapter à son argumentation. Depuis la fin de la guerre, la jeunesse Allemande est, soumise, surtout à l’école, à une éducation antinationale qui cherche à placer, toute l’histoire récente sous la lumière sinistre du nazisme et à déprécier les sentiments nationaux. Cette éducation se heurte à des attitudes authentiques et spontanées nées d’un sain sentiment national ; ce heurt provoque une malaise, le sentiment d’un vide spirituel à combler, la réaction à un complexe d’infériorité national, l’opposition sourde à une société qui nie l’expression des sentiments profonds d’identification avec son propre peuple, qui empêche la satisfaction de l’amour de la patrie en niant la validité de l’objet de cet amour. Cette situation, selon Raasch, s’est déjà produite au temps de la République de Weimar et a rendu la jeunesse disponible pour l’aventure nazie. Le danger que l’histoire se répète et que le sentiment national insatisfait se traduise en opposition aux institutions démocratiques de la République Fédérale et ouvre les portes à une autre aventure totalitaire, ce danger-là existe. Pour l’éviter, dit Raasch, il faut aller au devant des sentiments nationaux spontanés de la jeunesse, en faisant des concepts de « peuple » et de « nation » des guides et des principes pour l’éducation nationale.
Toute la dernière partie du livre est consacrée à la démonstration de la valeur pédagogique du concept de nation, que Raasch entend comme une communauté liée par un sentiment de dépendance réciproque fondé sur un sentiment subjectif de solidarité. Le sang, la descendance, les caractéristiques de la race ne suffisent pas à faire une nation ; il faut aussi ce que l’on ne peut guère mieux définir que comme un sentiment de solidarité. L’homme est un être qui a besoin de s’orienter vers quelque chose qui transcende sa propre existence finie. L’amour pour la communauté organique de son peuple (le mot Volk apparaît toujours comme synonyme de nation) permet à l’homme de dépasser les limites du temps et de la solitude ; si l’objet de cet amour se dérobe, la personnalité est entamée et détruite, car la communauté nationale est le lieu où l’homme satisfait ses exigences extra-individuelles, où se réalise sa nature humaine. La nationalité enfin (on croirait lire Herder ou Mazzini) est l’incorporation des valeurs du cosmopolitisme. La nation fait partie de ce plus vaste organisme qu’est l’Europe, qui à son tour fait partie de l’humanité. La nationalité est donc l’idéal concret de l’humanité ; pour l’individu l’humanité est un concept abstrait, qui se concrétise dans la nation. Les élites peuvent se passer de la nationalité parce que leurs besoins supra-individuels trouvent d’autres moyens de se déferler (l’auteur n’emploie évidemment pas ce mot) : la science, la culture, l’art (peut-être est-ce pour cela, ajoutons-nous, que la nation est si ennemie de la connaissance, du savoir, du beau). La nation est la voie par laquelle les masses ont accès aux biens supra-individuels et se soustraient à une existence purement végétative. Ergo, conclut Raasch, la nation est un idéal foncièrement démocratique.
Il est symptomatique que la démocratie ne soit pas considérée comme l’instrument qui rendrait accessibles les valeurs des élites aux masses, à travers des formes institutionnelles qui contrôleraient la distribution du pouvoir. La démocratie devient la diffusion d’une « valeur » à travers laquelle ceux qui sont exclus de la science, de la culture et de l’art peuvent satisfaire leurs besoins ultra-individuels. La démocratie ne peut donc se réaliser que dans la nation. Il s’agit d’une des nombreuses formes où se manifeste l’absence d’une expérience authentiquement démocratique dans l’histoire allemande. Il est vrai que la démocratie ne s’épuise pas, comme le dit Raasch à propos de l’expérience « démocratique » de la République Fédérale, dans le fonctionnement formel des institutions démocratiques, et qu’elle a également besoin d’« attitudes démocratiques » : mais ces dernières n’ont rien à voir avec l’accord, du reste inculqué à travers le processus éducatif, sur les « valeurs » communes telles que la « nation », mais plutôt avec l’accord sur les moyens pour régler les conflits de valeurs et d’intérêts. La démocratie n’est donc pas une équitable distribution d’un mythe commun (c’est le moment de ne plus l’appeler une valeur), la nation — c’est là plutôt le modèle d’un ordre totalitaire — ; mais une équitable distribution du contrôle sur le processus du pouvoir et donc sur la distribution des autres valeurs sociales.
La position de Raasch est très faible. Il schématise la situation comme un conflit entre une éducation antinationale et des attitudes nationales ; il ne se préoccupe pas un instant de savoir comment ces attitudes, si elles existent, se forment. Il postule leur existence, sans rechercher leur origine. Peut-être considère-t-il que, comme la « nation », les origines nationales ont également une origine obscure, mystérieuse, organique, naturelle, spontanée, non problématique. Les attitudes politiques ne sont pas héréditaires, ne se transmettent pas avec les caractéristiques génétiques, mais sont apprises à travers un processus de socialisation gouverné par des agents spécialisés, parmi lesquels en premier lieu la famille, l’école et les moyens de communication de masse. S’il y a chez les jeunes Allemands d’aujourd’hui des attitudes nationales, elles doivent être imputées ou à la famille ou à l’école, ou aux moyens de communication de masse, ou, mieux encore, à ces trois agents de socialisation. Le conflit n’est pas entre une éducation antinationale et des attitudes nationalistes ; la contradiction est dans la situation même de l’Allemagne occidentale et elle se reflète dans l’antinomie du processus éducatif. La contradiction est à l’intérieur de l’école, de la famille, de la culture, de la société et de l’Etat : la contradiction d’une société qui veut en même temps dépasser le nationalisme et maintenir la réunification nationale comme premier objectif politique. Il est faux que depuis la fin de la guerre les jeunes Allemands soient soumis à une éducation antinationale : dans toutes les classes de toutes les écoles est suspendue une carte géographique de l’Allemagne avec ses frontières de 1938, sous la légende geteiltes Deutschland, tous les 17 juin on commémore la révolte de Berlin, le corps enseignant est partiellement composé de maîtres qui ont grandi dans la Hitlerjugend. Il est vrai d’autre part que les textes parlent de la résistance, que l’on commémore le 20 juillet et le sacrifice des frères Scholl, que l’on parle de l’extermination des Juifs et des atrocités des camps de concentration. Le conflit ,vient de ce que la jeunesse Allemande a été soumise à des influences éducatrices de signe opposé.
La tentative de dépasser pédagogiquement l’horizon nationaliste auquel on attribue les horreurs de l’histoire allemande récente, mais en l’absence de la perspective du dépassement de l’Etat national, a fait que l’on a dû nécessairement attribuer le mal au caractère national allemand (la faute des Allemands, même de ceux qui n’ont rien eu à voir avec le nazisme ou qui même ont lutté contre, de Meinecke), à l’essence de l’Allemagne dans l’espoir de la purifier. La contradiction réside précisément dans les exigences opposées de dépasser le passé national tout en maintenant la loyauté envers le groupe national, envers l’idée de réunification de la patrie allemande. En identifiant le mal non pas avec l’Etat national, mais avec l’âme allemande, la seule voie de survivance morale pour les individus était de baisser la tête, de faire acte de contrition. La responsabilité du nazisme est rejetée sur le peuple allemand dans la continuité des générations, y compris les jeunes, qui ne se souviennent peut-être que des dévastations de l’immédiat après-guerre.
Raasch a paradoxalement raison de noter l’effet éducateur négatif du concept de culpabilité de l’Allemagne ; mais le problème est dans le fait que la jeunesse Allemande a été soumise à un feu croisé d’influences éducatrices opposées et contradictoires. Pour faire dépasser à la jeunesse Allemande désorientée et explosive en puissance le poids d’un passé terrible et ressenti comme mystérieux dans ses causes, il ne faut toutefois pas, comme le propose Raasch, « aller au devant » des jeunes avec une éducation nationale. Le jeunesse Allemande n’a pas besoin de pédagogues qui secouent la poussière des idéologies nationales ruinées du passé, des « idéaux » de la jeunesse des années vingt et trente. La jeunesse Allemande a besoin de guides politiques qui sachent lui montrer le dépassement du nationalisme dans la destruction de l’Etat national souverain.
 
Alessandro Cavalli

 

 

 

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