LE FEDERALISTE

revue de politique

 

IX année, 1967, Numéro 4, Page 176

 

 

Jean-Jacques Servan-Schreiber, Le défi américain, Ed. Dénoël, Paris, 1967, 342 pp.
 
 
« La troisième puissance industrielle mondiale, après les Etats-Unis et l’U.R.S.S. pourrait bien être dans quinze ans, non pas l’Europe mais l’industrie américaine en Europe. Aujourd’hui déjà, à la neuvième année du Marché commun, l’organisation de ce marché européen est essentiellement américaine ».[1] Tel est le début alarmant de Le défi américain de J.J. Servan-Schreiber, un livre qui, à peine publié, s’est révélé comme un des plus heureux best-sellers politiques de ces dernières années. L’auteur s’y est proposé, d’un côté, de mettre en garde les Européens contre les risques que peut comporter la pénétration massive des capitaux américains sur leur continent, et, d’un autre côté, d’indiquer les remèdes possibles capables de s’opposer au danger d’une colonisation nord-américaine. Avec une documentation vaste, précise, scientifique, il explique les raisons du succès américain en Europe occidentale — succès impressionnant si l’on pense que, de 1958 à aujourd’hui, les Etats-Unis ont engagé dans le Vieux Monde plus d’un tiers de leurs investissements à l’étranger et que, entre 1965 et 1966, ceux-ci ont augmenté de 40% dans le Marché commun. La très haute productivité des entreprises américaines est due, si l’on en croit le journaliste français, à cette profonde et subite transformation des U.S.A. à tous les niveaux de la production industrielle et culturelle au cours des dernières décennies. Si grâce à cette transformation l’Amérique est en passe de devenir la première nation post-industrielle de l’histoire, cela est dû à ce qu’elle a compris en temps opportun que « ce qui compte, de nos jours, pour une entreprise, ce ne sont ni les murs ni les machines, mais des éléments immatériels » qui sont « la capacité et l’organisation nécessaires pour exploiter l’invention… l’association du facteur de recherche avec une infrastructure industrielle, avec des moyens de financement, et avec des réseaux commerciaux correspondants ».[2] Aujourd’hui, écrit Schreiber, « la possession de matières premières est devenue, pour un pays, un facteur économique de second ordre. Le coût de la matière première compte de moins en moins dans le coût des produits élaborés. Ce qui fera la différence désormais entre les nations c’est la valeur de leur capital technique, et plus encore de leur capital humain… ».[3] La capacité de renouveler les structures industrielles devenues inadéquates est la condition fondamentale du développement d’un système économique. En effet, « le changement est la croissance elle-même — qui est moins addition que substitution, moins accumulation que transformation… Aujourd’hui… celui qui ne transforme pas dissipe ».[4]
Depuis longtemps, aux USA, industriels et gouvernement ont tiré profit de cette idée. « La production de l’innovation technique y est devenue aujourd’hui l’objet même de la politique économique. En Amérique aujourd’hui, l’administrateur gouvernemental, le manager industriel, l’économiste d’université, l’ingénieur et le savant mettent en œuvre des techniques rationnelles d’association des facteurs de production qui produisent un renouvellement permanent dans la création industrielle ».[5] Grâce aux commandes gouvernementales, à la capacité de créer les infrastructures nécessaires, à un système d’enseignement ouvert à tous, à une part très élevée du revenu national consacrée à la recherche scientifique, les Américains produisent, dans les secteurs clés de l’économie, plus de 70% de toute la production mondiale. Dans certains domaines, comme dans celui de l’électronique, ils n’ont plus d’adversaires, aidés qu’ils sont par un pouvoir public qui a contribué pour 85% aux dépenses de recherche et pour 65% à l’écoulement des produits par le moyen des commandes.
Le résultat de cet effort gigantesque c’est qu’aujourd’hui l’industrie américaine produit, à elle seule, des biens et des services deux fois plus élevés que ceux des industries européennes. Pour se faire une idée du caractère fonctionnel de ses mécanismes, il suffira de penser que les profits industriels des dix plus grandes entreprises françaises, allemandes et anglaises atteignent à peine 2 milliards de dollars en face des 2¼ milliards de dollars de la seule General Motors. Cela explique pourquoi les investissements américains en Europe dérivent seulement pour 10% de vrais transferts de dollars, et qu’ils relèvent pour le reste de crédits obtenus sur le marché financier européen et de l’impressionnante capacité d’autofinancement des entreprises qui y opèrent. Et cela explique aussi pourquoi les entreprises européennes en difficulté se tournent de plus en plus fréquemment vers l’aide américaine, au lieu de recourir à leurs consœurs européennes.
Cette pénétration, d’après Schreiber, n’est pas nocive à court terme. « Directement, (l’investissement américain) introduit chez nous des techniques de fabrication et des procédés de gestion que nous ne connaissions pas. Indirectement il contraint les producteurs européens à un effort de rationalisation et de progrès qu’ils n’auraient pas consenti s’ils n’avaient pas été placés sous la pression de cette concurrence ».[6] Mais à la longue, sa présence sur notre continent pourrait s’avérer dangereuse. En fait, « l’investisseur américain ne transfère en Europe que la fabrication de produits qui ont déjà été éprouvés sur son marché national… Dans ces conditions, en confiant aux Américains un rôle prépondérant dans le développement des nouvelles productions industrielles, nous nous condamnerions à demeurer, secteur par secteur, en retard d’une ou plusieurs étapes dans la course au progrès ». L’Europe sera contrainte « à verser des sommes croissantes au titre de brevets et licences. A ces sorties de fonds, de type néo-colonialiste, s’ajoutent celles qui correspondent aux dividendes rapatriés aux Etats-Unis ».[7] Les risques sur le plan politique sont évidents. Les électeurs d’une Europe dont le développement dépendra de plus en plus d’une autre puissance « continueront de voter, les syndicats de revendiquer, les parlements de délibérer. Mais dans le vide. Le taux de croissance, les priorités d’investissement, la répartition du revenu national, étant définis par le comportement de la puissance dominante, il n’est même pas besoin d’imaginer des colloques secrets entre les banquiers de Wall Street et les ministres européens pour comprendre que l’essentiel échappera aux procédures de la démocratie. Quelques firmes dominantes, filiales des grandes entreprises américaines, détermineront la nature des rapports sociaux et les conditions d’existence des salariés : méthodes de travail, relations humaines dans la profession, critères de rémunération et de promotion, modes de sécurité de l’emploi… Les systèmes d’éducation pris au sens large, c’est-à-dire les canaux de communication par lesquels se transmettent des habitudes, se créent des modes de vie et de pensée, seront dirigées de l’extérieur ».[8]
A l’invasion économique américaine, au défi que les super-colosses d’outre-Océan ont porté aux structures économiques et politiques de notre continent, les Européens ont réagi de manière fragmentaire, sans stratégie d’ensemble. L’intégration économique a du mal à donner ses fruits, les capitaux privés ne s’unissent que de façon insignifiante, les gouvernements restent victimes de préjugés nationalistes, les gauches sont incapables de renouvellement. Il faudrait, au contraire, et le plus rapidement possible, concentrer les efforts dans les secteurs aéronautique, spatial, électronique moyennant « la formation de grandes unités, la réalisation de grands projets vont exiger l’unification des règles juridiques et fiscales intéressant les sociétés, le tri lucide de ce qui doit mourir et de ce qui doit grandir, des initiatives vigoureuses pour développer les secteurs d’avenir, pour combiner enfin les efforts de l’Industrie, de l’Université et de l’Administration ».[9] Mais pour en arriver là, il faut vouloir un minimum de pouvoir fédéral, il faut « exclusivement, et simplement, transférer, de l’échelle nationale à l’échelle européenne, un très petit nombre de problèmes qui ne peuvent pas être résolus avec efficacité au niveau des nations. Et tout d’abord : une politique industrielle et une politique scientifique face à l’Amérique ».[10]
Créer un marché financier intégré et doter la Communauté européenne d’une capacité financière autonome, telles semblent être pour Schreiber les mesures les plus urgentes. Mais il insiste surtout sur l’investissement humain, en soulignant à plusieurs reprises que, si l’on veut un développement moderne de l’économie, on a moins besoin de machines que de techniciens qui sachent les faire fonctionner. C’est pourquoi il invite les gouvernements européens à s’engager de façon massive dans la recherche scientifique, dans la restructuration des écoles et des canaux de communication et de diffusion des valeurs culturelles. Jusqu’à présent, commente-t-il, « l’Etat dépense plus d’argent pour prolonger l’agonie des secteurs moribonds que pour stimuler l’essor des industries de pointe ».[11] Il faut immédiatement changer de cap, si l’on veut se soustraire à une dépendance qui, d’économique, deviendra inévitablement politique. Prévenant l’objection de gauche qui pourrait reprocher à son projet d’être inspiré par une logique néocapitaliste, Schreiber observe : « Une société à forte croissance est libre de définir la forme de sa civilisation, parce qu’elle peut fixer la hiérarchie de ses priorités. Une société stagnante n’exerce pas réellement son droit à l’autodétermination. Dans une société en expansion, le débat politique prend un sens : faut-il participer à la conquête de l’espace ou augmenter l’aide au tiers monde ? Embellir les villes ou exploiter le plateau marin ? Développer l’énergie nucléaire ou le parc automobile ? Dans un pays immobile, les caractères acquis et, surtout, les contraintes extérieures décident de tout ».[12] Cette observation est à notre avis, une des plus heureuses du livre. Quels que soient les idéaux de gestion démocratique du pouvoir des différents strates de la gauche, il est clair désormais que la puissance industrielle et financière d’une Europe unie, si elle risque d’une part d’être utilisée en fonction d’une société de consommation, représente d’autre part l’unique condition réelle pour développer une politique autonome. Les pays pauvres du tiers monde peuvent bien entendu réfuter la logique du néo-capitalisme et se renfermer dans une économie ne dépassant guère ou n’atteignant pas tout à fait le seul niveau de subsistance. Les structures bourgeoises internes n’y offrent qu’une piètre résistance à une volonté politique de inspiration puritaine et le problème consiste à sauvegarder l’indépendance nationale contre les menaces de l’extérieur. Mais dans une société complexe et stratifiée, telle que la société européenne occidentale, les problèmes sont différents. Certaines positions économiques — inconnues des pays sous-développés — sont désormais acquises et il ne s’agit pas ici tellement de la restructuration globale de l’économie et de la société — impossible — que de l’arrêt de certaines tendances et des garanties contre certaines dégénérescences. Et cela ne se résoud pas par la révolte désespérée de « l’anneau le plus faible de la chaîne », mais en opposant force à force, entreprise à entreprise, politique à politique. A Huberman et à Sweezy qui prévoient une Europe unie reproduisant, après une période initiale de compétition avec les Etats-Unis, leurs propres modèles socio-économique, on peut répondre qu’il ne s’agit là que d’une possibilité — trop dramatiquement réelle, hélas ! — tandis qu’au contraire la dépendance économique vis-à-vis des Etats-Unis transforme cette possibilité en une certitude absolue.
Pour certains communistes apocalyptiques, étant donné que l’Amérique représente la réaction impérialiste, et le tiers monde, par contre, la force progressiste qui, tôt ou tard, minera les fondements de celle-là, il faudrait que l’Europe accélère ce prétendu processus historique. Mais dans ce cas il faudrait réaliser un tel bouleversement politique, économique et institutionnel pour lier notre pays à un cadre afro-asiatique d’action et d’évaluations que devant de semblables perspectives le réalisme de Servan-Schreiber a le beau rôle, comme il en va toujours pour qui envisage les solutions possibles — même s’il ne s’attend pas à ce qu’elles se réalisent — en face de ceux qui donnent dans de palingénétiques chimères.
Mais Schreiber n’est pas lui non plus à l’abri d’une série d’objections qu’on peut lui faire et qui peuvent se ramener à son insuffisante considération du moment idéologique. En effet, d’un côté il répète à chaque page que les Européens divisés pourront difficilement échapper au rôle de pays industriel de second rang et à la perte de leur indépendance ; de l’autre côté, il reconnaît que cette considération ne signifiera le moins du monde un abaissement du niveau de vie — même comme pays consommateur l’Europe pourra dépenser davantage — et il va jusqu’à admettre que pour beaucoup d’entreprises européennes leur absorption dans des ensembles nord-américains plus vastes représente la commode assurance de profits assurés. Dans ces conditions, à la lumière de cette analyse, pourquoi les Européens devraient-ils s’unir ? Pour défendre de vagues « valeurs continentales », un genre de vie et des coutumes différentes de celle des Américains ? Mais Schreiber reconnaît lui-même que tout cela se produira insensiblement et en sous-main, et de façon telle que cela ne représentera pas une tyrannie en mesure de susciter des sentiments de courroux et de croisade pour la défense des valeurs non américaines. Il est très vraisemblable que l’Europe colonisée conservera la forme de ses villes, ses traditions, ses institutions politiques et universitaires d’avant. L’Ecosse portera encore ses jupes — même si elles sont produites à New York et lancées par des modèles texans — la France conservera des cabarets et des cathédrales gothiques, l’Allemagne ses universités et l’Italie ses musées de la Renaissance. Devant la perspective à une tranquille activité économique d’écoulement de produits étrangers et d’une apparente non-transformation de l’allure de ce continent, qu’est-ce qui poussera le bureaucrate italien et l’expéditeur français, le commerçant allemand et le dignitaire de cour belge à réagir ?
En réalité, si elle ne se propose pas une contestation claire et nette de ce que représentent aujourd’hui dans le monde les Etats-Unis, l’Europe unie n’a guère de chances de susciter l’enthousiasme — si l’on entend par là une volonté créatrice d’un ordre nouveau et non pas un vague et passager désir d’union. Mais dans ce cas notre propos s’élargit et se transforme en une profonde critique à l’égard d’un système et de la logique qui en est à la base : il se transforme en une condamnation sans ambages d’une politique mondiale qui, de St. Domingue au Vietnam, n’assume plus aucune fonction libératrice. L’analyse classiste peut bien constituer un moment de cette critique, sans l’épuiser ; un autre moment peut être constitué par l’analyse fédéraliste. Certaines phénomènes d’intervention armée dans la maison d’autrui, s’ils sont imputés à la logique de profit de certaines branches de l’industrie privées de scrupules, peuvent aussi être mis au compte d’une étroite idéologie nationaliste qui a fait des chiffres de production et de consommation un symbole de prestige, et une valeur de l’étique de consommation qui, grâce à l’aliénation qui l’accompagne, est en mesure de faire accepter des prix de plus en plus inhumains en échange d’un illusoire bien-être. Mais pour susciter de tels débats dans l’opinion publique occidentale (les pays communistes et le tiers monde, pour le moment, ne s’y intéressent que de façon indirecte vu leur appartenance à une autre dimension) il faut de la responsabilité morale et du courage politique. Et il est illusoire de tendre à l’unité de l’Europe, si l’on ne se pose pas en même temps le problème des objectifs politiques de l’intégration, qui est celui des garanties politiques, économiques et institutionnelles face à certains dangers.
Il nous semble inutile d’insister sur l’inadéquation des nationalisations comme moyen pour déboucher sur un monde socialement plus humain. Une éventuelle fédération qui se proposerait comme finalité la confiscation des moyens de production se trouvant entre des mains privées et la gestion publique, non seulement des services sociaux, mais aussi des entreprises produisant des biens de consommation, n’intéresse personne même en ne tenant pas compte de sa possibilité de réalisation. Ce qui importe véritablement ici, ce ne sont pas les moyens mais les contenus d’une possible politique fédérale : la capacité par exemple, pour un système, de concentrer les forces productives dans des secteurs d’intérêt public — école, communications, loisirs, médecine sociale — ; la capacité d’empêcher le gaspillage à la consommation — s’il le faut en soumettant certains biens à une impitoyable pression fiscale ; la capacité de répandre une étique antinationaliste et garante de la paix, et par conséquent de soumettre à révision les valeurs culturelles répandues par les écoles.
« L’Europe — écrit L. Armand — doit avoir une étique, une philosophie, une pensée politique. C’est dans ce domaine que nous sommes en retard ». Il s’agit non seulement d’intégrer les statuts des sociétés par actions, mais aussi et surtout les instituts culturels, les universités en vue de la formation non pas de l’anonyme client des grands magasins, mais de l’homme total capable de volonté politique et d’opérer, face à certaines séductions, le « grand défi » de marcusienne mémoire.
 
Dino Cofrancesco


[1] p. 17.
[2] p. 53 à 55.
[3] p. 162.
[4] p. 251 à 254.
[5] p. 39 et 40.
[6] p. 50.
[7] p. 51 et 52.
[8] p. 211 et 212.
[9] p. 186.
[10] p. 197.
[11] p. 258.
[12] p. 251.

 

 

 

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