LE FEDERALISTE

revue de politique

 

VI année, 1964, Numéro 3-4, Page 213

 

 

Ernst Majonica, Deutsche Aussenpolitik. Probleme und Entscheidungen, Stuttgart, W. Kohlhammer Verlag, 1965, p. 332.

Werner von Lojewski, Bonn am Wendepunkt. Die Krise der deutschen Aussenpolitik. Analyse und Bilanz, Munich et Esslingen, Bechtle Verlag, 1965, p. 218.

 
 
Ces deux livres offrent un témoignage intéressant sur les tendances existant actuellement au sein de la classe dirigeante de la République Fédérale Allemande et de secteurs très proches d’elle, comme le monde du journalisme et du publicisme politique, à propos de la politique étrangère allemande.
L’auteur du premier des deux livres exerce depuis plusieurs années la charge de président de la commission des affaires étrangères du groupe parlementaire de la C.D.U./C.S.U., et, vu cette position presque officielle, il procède à une analyse très prudente, qui tend à justifier sous tous ses aspects la politique étrangère de Bonn, et à minimiser les difficultés et les contradictions croissantes qu’elle doit affronter. Malgré ces limites, cette analyse exprime une tendance très répandue dans les cercles gouvernementaux de l’Allemagne de l’Ouest : la volonté de renvoyer les graves problèmes de choix qui se posent de plus en plus péremptoirement à la République Fédérale, masquée par l’exaltation de sa politique étrangère passée et présente considérée comme étant la plus juste et la seule possible.
Dès la constitution de la République Fédérale, les objectifs de fond de sa politique étrangère ont toujours été au nombre de trois, selon Majonica : l’unité du monde occidental, l’unification européenne et la réunification allemande. Trois objectifs qui sont considérés en principe comme indissolubles, et dont chacun est en fait conditionné par la réalisation des deux autres. Cette perspective est née, à la fin de la dernière guerre, de la division du monde en deux camps : le camp démocratique et le camp communiste, irréductiblement opposés. Faisant partie du premier, la République de Bonn s’est engagée à fond dans la politique d’unité européenne et atlantique, conçue comme le moyen le plus efficace pour renforcer le monde occidental et permettre à la longue sa victoire sur l’Orient communiste. Et dans la victoire du monde démocratique sur le monde communiste Bonn a vu d’autre part la condition indispensable de la réunification nationale, réalisable seulement en contraignant les Soviétiques à reconnaître le droit des Allemands à l’auto-détermination. Fidèle à ce principe le gouvernement fédéral s’est toujours refusé à reconnaître une légitimité quelconque au régime communiste imposé par la Russie en Allemagne orientale, ainsi que l’annexion de territoires allemands à la Pologne et à la Russie (ligne Oder-Neisse) ; et il a décidé que la reconnaissance diplomatique de la « soi-disant République Démocratique Allemande » par un autre Etat impliquerait la rupture automatique de ses propres relations diplomatiques avec l’Etat en question (doctrine Hallstein).
Cette position politique, née dans le climat de la guerre froide, conserverait toujours, dans le climat de la détente et de l’affirmation qui en découle du « polycentrisme » dans le camp communiste, sa pleine et immuable validité. La détente serait en effet essentiellement le fruit du renforcement de l’Occident, auquel répondrait l’incapacité du monde communiste de résoudre ses problèmes fondamentaux. En suivant un tel processus la Russie serait finalement contrainte d’abandonner complètement tout rêve de révolution mondiale et, ensuite, à renoncer tout-à-fait aux aspects fondamentaux de sa propre idéologie. Dans ce contexte, il serait possible pour elle de renoncer à maintenir l’Allemagne de l’Est dans son orbite. En vue de ce moment, le gouvernement de Bonn ne devrait pourtant faire aucune concession, mais s’en tenir rigidement à la doctrine Hallstein, en favorisant dans le même temps par des accords de collaboration économique le détachement progressif de la Russie des Etats de l’autre côté du rideau de fer. Et naturellement la politique d’unification européenne et atlantique devrait être poursuivie et menée jusqu’à sa conclusion. A cet égard la politique de détachement progressif de la France et de l’Europe de l’hégémonie américaine, réalisée par de Gaulle dans le climat de la détente, ne semble pas préoccuper excessivement l’auteur, qui considère que les oppositions suscitées à l’intérieur de l’Alliance atlantique et des Communautés européennes pourront être surmontées par une série de compromis clairvoyants. Bonn ne se trouverait donc pas face à la nécessité de choisir entre une Europe indépendante et la permanence de rapports étroits de collaboration et de subordination à l’égard du gouvernement américain, entre la collaboration à la création d’une force nucléaire autonome de l’Europe et la participation à la force multilatérale atlantique, entre une étroite collaboration franco-allemande et une étroite collaboration avec les autres pays de la C.E.E. Il semble à Majonica que toutes les difficultés soient surmontables et que toutes les oppositions puissent être résolues sans recourir à des choix radicaux ; et l’unité politique européenne elle-même, que l’auteur eût préféré voir se développer à la suite de l’entrée de l’Angleterre dans la C.E.E., pourrait se réaliser également au sein des Six avec de Gaulle lui-même, pourvu que l’on sache être disposé à des compromis réalistes.
Une vision si optimiste des problèmes de la politique étrangère de la République Fédérale n’est pas partagée, comme l’indique clairement le titre même de son livre, par Von Lojewski, qui, n’ayant pas de responsabilités politiques — il est en effet journaliste —, est en mesure de juger avec plus d’esprit critique la politique étrangère de Bonn.
Selon cet auteur cette politique serait en crise précisément parce que la situation mondiale dont elle était née s’est transformée. Dans une situation caractérisée par l’opposition rigide entre des blocs intérieurement cohérents et par l’incapacité absolue pour la République Fédérale de prendre des décisions autonomes, la politique étrangère pratiquée jusqu’alors par Bonn était la seule possible et n’avait pas d’alternatives réelles. Mais aujourd’hui nous nous trouvons dans un monde polycentrique : à l’Est le conflit sino-soviétique et l’apparition de voies nationales au sein du communisme ; à l’Ouest la volonté française d’indépendance vis-à-vis des U.S.A., en-dehors des deux blocs le monde des pays neutres bien loin d’être uni et solidaire. D’autre part la Bundesrepublik a acquis une grande consistance économique et une plus grande maturité politique, et par conséquent une capacité de décision relativement autonome sur le plan des affaires internationales.
Dans cette situation le gouvernement fédéral devrait abandonner sa passivité politique, sa tendance à attendre que les grandes puissances occidentales assurent les choix décisifs de politique étrangère, se décider à faire une entrée active sur la scène internationale, sans jamais oublier que son problème fondamental de politique étrangère est celui de la réunification nationale. Bonn se trouverait donc face à un tournant. Mais quelles sont les décisions à prendre ?
Il s’agirait avant tout d’identifier les développements prévisibles des rapports internationaux hors des traditionnels schèmes idéologiques qui ont jusqu’à présent orienté la politique de Bonn.
Avant tout Von Lojewski, révélant une vision des choses bien plus réaliste que celle de Majonica, ne croit plus au mythe de l’unité atlantique, bien qu’il insiste sur le fait que la politique de Bonn devra toujours rechercher la solidarité des puissances occidentales. Du polycentrisme actuel est en train de surgir selon lui un équilibre totalement nouveau, qui reposera, dans la mesure où l’unité européenne se réalisera, sur quatre puissances principales : U.S.A., U.R.S.S., Chine et Europe. A propos de l’unité européenne il n’est pas aussi optimiste que le parlementaire de la C.D.U. La vision plus critique qu’il a de l’attitude allemande lui permet en effet de noter que, non seulement la politique de de Gaulle, mais aussi celle du chancelier Erhard est clairement orientée contre une effective union fédérale de l’Europe des Six.
Que faire dans cette situation pour la réunification nationale, qui resterait pour la République Fédérale le but principal, auquel elle ne saurait renoncer ? Si l’on s’attend à une position nette et cohérente, on sera déçu ; et pourtant au milieu des incertitudes et des contradictions apparentes on voit émerger une position différente de la position traditionnelle. L’auteur tient avant tout à souligner clairement qu’il est impossible de rechercher une solution du problème allemand qui ne trouverait pas l’appui des puissances occidentales, et que d’autre-part toute aspiration à la reconstitution du Reich allemand, avec sa puissance aux dimensions mondiales, avec sa liberté de jeu entre l’Occident et l’Orient, doit être considérée comme une pure chimère. Cependant, pour acheminer le problème vers une solution, on ne peut pas attendre que les Etats au-delà du rideau de fer cessent d’être communistes et qu’en Russie même se produise une substantielle transformation politique. Le problème devient donc de plus en plus urgent, car chaque année qui passe tend fatalement à consolider l’existence de deux Etats allemands ; aussi toutes les possibilités doivent-elles être attentivement étudiées et aucune occasion ne doit-elle être négligée. En termes concrets, l’application rigide de la doctrine Hallstein ne semble plus à Von Lojewski un instrument diplomatique tout-à-fait adéquat, tandis que par ailleurs les exigences de sécurité, qu’éprouvent en face d’une future Allemagne unifiée les Etats communistes d’Europe centrale et l’Union Soviétique elle-même, ne peuvent plus être négligées en vue d’une future et très hypothétique adhésion des satellites russes au monde démocratique. De ce point de vue les projets de dénucléarisation et de démilitarisation de l’Europe centrale, tout-à-fait inopportuns au moment où ils furent présentés, devraient aujourd’hui être pris en considération plus favorablement, et non pas repoussés comme dangereux pour la sécurité de l’Allemagne. Von Lojewski n’ajoute rien d’autre à cette affirmation, et il ne reste donc qu’à considérer que son argumentation se termine par une allusion larvée à la nécessité pour Bonn de prendre également en considération la possibilité d’une solution neutraliste du problème allemand.
Une fois terminé cet exposé sommaire du contenu du livre de Von Lojewski, on ne peut pas maintenant ne pas relever le danger de ses conclusions. Il est suffisamment clair que la tendance à une solution neutraliste du problème allemand rendrait impossible l’unification politique de l’Europe, et ferait ainsi fatalement renaître le nationalisme allemand, indépendamment de toutes les affirmations de volonté pacifique de la classe dirigeante allemande. Il n’est donc pas nécessaire que nous nous attardions sur ce point. Ce qui doit être au contraire nettement souligné, c’est que le danger d’un tel discours neutraliste réside surtout dans le fait qu’il ne provient pas d’une position orientée par principe vers la neutralité entre l’Occident et l’Orient, comme c’était le cas des sociaux-démocrates il y a quelques années. Von Lojewski fait dériver au contraire ses conclusions d’une vision réaliste du nouvel équilibre international, et même s’il ne les relie pas directement à ses observations peu optimistes sur les possibilités de l’unité européenne, un lien implicite entre le choix par l’Allemagne d’une propre voie autonome et la critique de certaines espérances européennes trop idéalistes est toutefois suggéré. C’est précisément pour cela que ses arguments peuvent plus facilement séduire ceux qui n’ont pas clairement affirmé que la réalisation de la Fédération européenne représente aujourd’hui le problème central, dont dépend la solution des principaux problèmes européens, et parmi les premiers celui de la réunification allemande.
Cela dit, il faut par ailleurs constater que par rapport aux tendances neutralistes, et donc consciemment ou non nationalistes, qui se font jour, la position dont le livre de Majonica est l’expression ne représente pas une alternative solide et durable. Il n’indique pas en effet une perspective cohérente d’unité politique européenne, mais il en reste à la traditionelle absence d’initiatives décidées et courageuses caractéristique de la diplomatie de Bonn, qui s’en est toujours substantiellement remise aux décisions d’autrui, en cherchant tout-au-plus à concilier les oppositions et à contenter toutes les exigences, même contradictoires. Cette position politique n’est évidemment pas en mesure de faire progresser l’unification politique de l’Europe, et d’autre part prête facilement le flanc aux critiques de ceux qui reconnaissent justement que l’unité atlantique n’est qu’un mythe, que l’unité européenne est bien loin d’être à portée de main, que par conséquent une République Fédérale complètement liée, d’un point de vue militaire, à l’Occident n’a pas les mains suffisamment libres pour tenter de nouvelles voies vers la réalisation de la réunification nationale. En face de ces tendances, une telle position ne peut qu’apparaître comme une tentative pour repousser les choix de plus en plus différés, en faisant comme si les problèmes n’existaient pas, de la part de ceux qui, exerçant une charge officielle ou semi-officielle, ne peuvent pas dire trop ouvertement la vérité.
 
Sergio Pistone

 

 

 

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