LE FEDERALISTE

revue de politique

 

V année, 1963, Numéro 4, Page 297

 

 

L’IDEOLOGIE ALLEMANDE 1963

 

 

Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, mais il s’agit de le transformer.

Karl Marx

 

 

Karl Jaspers, Lebensfragen der deutschen Politik, München, Deutscher Taschenbuch Verlag, 1963.

 

 

L’initiative de la Deutscher Taschenbuch Verlag, qui a recueilli dans ce volume tous les écrits brefs à sujet politique de Jaspers, fournit au lecteur la possibilité de se faire une idée suffisamment précise de la problématique politique du philosophe allemand.

Le recueil contient des écrits élaborés en deux différentes périodes qui vont respectivement de 1945 à 1947 et de 1956 à 1962. Tous les essais sont en quelque sorte inspirés par les mêmes motifs fondamentaux et, par dessus tout, par un appel passionné aux Allemands et à toute l’humanité, en faveur de la vérité. Il est convaincu que c’est seulement si le peuple allemand saura chercher infatigablement la vérité avec sérieux et profondeur que pourra naître en Allemagne une liberté non seulement formelle, mais substantielle (« Wahrheit, Freiheit und Friede », 1958) ; que c’est seulement cette attitude qui aurait pu permettre au peuple allemand de comprendre à fond la nature de sa faute durant la période nazie et d’opérer la rénovation morale nécessaire pour acquérir à nouveau un rôle dans la politique mondiale (« Die Schuldfrage », 1946) ; que c’est en approfondissant cette recherche que les Allemands pourront se libérer des spectres du passé, du nationalisme, et baser leur politique sur la revendication de la liberté pour l’Allemagne de l’Est au lieu que sur la réunification (« Freiheit und Wiedervereinigung », 1960) ; que c’est seulement si l’humanité entière sait accomplir cette transformation spirituelle qu’il sera possible d’éloigner pour longtemps le spectre de la guerre nucléaire, d’arriver à un désarmement général et contrôlé et d’unir vraiment tous les Etats du monde en une confédération (« Die Atombombe und die Zukunft des Menschen », 1956) ; que le problème fondamental est ainsi celui d’éduquer le peuple, pour cette continuelle recherche de la vérité, qui le libérera des mythes et de la fausse propagande ; à cause de quoi, grande est la responsabilité qui retombe sur l’Université (« Erneuerung der Universität », 1945 ; « Volk und Universität », 1947) et sur la presse (« Werden wir richtig informiert ? », 1962).

En substance, toute la thématique de Jaspers se fonde sur la foi en la liberté de l’homme, non seulement de l’individu mais des collectivités politiques. Des peuples entiers, toute l’humanité, peuvent dès lors accomplir une profonde transformation morale et mettre en déroute les mythes, l’hypocrisie, la violence. C’est donc aux hommes de pensée, aux théoriciens, que revient le rôle fondamental, celui qui consiste à éduquer, à donner l’exemple de la recherche infatigable de la vérité, de l’effort constant vers l’autonomie intellectuelle et morale.

« Dans le cadre d’un peuple — lit-on à la page 178 (il s’agit de l’essai : « Freiheit und Wiedervereinigung ») — les philosophes ont leur place. Ils veulent être écoutés et ils le sont. Ils ne savent pas donner un conseil concret pour un moment déterminé, mais ils veulent influer sur ce conseil avec leur façon à eux de penser. La pensée philosophique affine la capacité de porter des jugements pratiques. L’irréalisme de la philosophie peut s’avérer à la fin un réalisme des plus cohérents. Que l’on ne confonde pas les philosophes et les hommes politiques, qui savent ce que l’on doit faire maintenant. Mais que l’on utilise la pensée philosophique comme la lumière grâce à laquelle l’orientation au sein des situations concrètes devient plus sûre. Les motivations deviennent plus claires, les données et les faits deviennent plus évidents. On ne peut écarter des considérations de ce type avec des phrases du genre de : “Elles sont philosophiquement intéressantes, mais elles ne sont pas l’objet de notre politique”. En fait elles ne sont pas un objet mais une force motrice de la politique.

(…) La philosophie s’occupe des possibilités les plus hautes, veut dépasser ce qui est commun, aller au-delà des vaines routines. Elle veut susciter cet élan qui, dans la situation actuelle de péril oppressant pour le monde, peut donner le départ, en partant de l’éthos populaire, à un Etat véritable.

Dans la situation spirituelle du peuple il se produit nécessairement des tensions. Le politicien agit et pense à ce qui est nécessaire à ce moment, assumant la responsabilité des conséquences pratiques de son action. Le philosophe va plus loin que l’actualité et n’agit pas. Il explore les possibilités avec une seule responsabilité : celle du sérieux qu’il met dans sa tension vers la vérité. Avec son opinion il n’a aucun poids sur les actions du moment, mais il n’en a que plus de responsabilité sur l’ensemble des représentations qu’il a contribué à faire surgir, sur les conséquences qu’elles ont sur les idées politiques courantes, pour les valeurs dominantes en général ».

Les fédéralistes ne peuvent accepter cette méthode qui ne pourrait pas du tout résoudre les problèmes politiques majeurs de notre époque. Certainement il existe un lien entre l’élaboration culturelle et l’activité politique et il y a eu certainement des époques historiques et des pays dans lesquels les philosophes, qui n’agissent pas, ont, apparemment ou pour une très petite part, exercé sur la politique l’influence indiquée par Jaspers, élaborant les instruments conceptuels et indiquant les valeurs dont les politiciens pratiques se sont inspirés dans leurs décisions. Mais cette influence n’a jamais été décisive parce que, en réalité, le rapport entre le philosophe pur et le politique ne se limite pas à une tension conciliable entre ce qui est nécessaire aujourd’hui et le sens que cela prend pour l’avenir, mais exprime un contraste inconciliable entre deux processus : le processus de formation de la vérité, indépendant de la transformation de la réalité, et le processus de formation des décisions politiques. La politique implique la violence et la fraude. La vérité implique le dialogue et la sincérité. Mais la politique continuera à se baser sur la violence et sur la fraude tant que les nations ne devront qu’à leurs propres armes leur propre sécurité, c’est-à-dire tant que ne sera pas constitué un gouvernement mondial et que les nations n’auront plus besoin d’être armées. Jusqu’à ce jour nous aurons non seulement le règne de la violence et de la fraude, mais même un bon usage de la violence et de la fraude, de la part des bons contre les méchants, et cela maintiendra un contraste dramatique et incurable entre la morale de la responsabilité, qui devra admettre la violence et la fraude, et la morale de l’intention qui doit la condamner sans aucune sorte de réserve. C’est seulement quand ce contraste aura cessé que les politiciens ne se trouveront plus dans l’impossibilité d’accepter la vérité comme base de leurs décisions, et il n’y aura plus, donc, d’obstacles constitutionnels à la diffusion de la vérité. Dans une telle situation les intellectuels pourront développer efficacement leur travail et contribuer à l’activité pratique sans sortir du domaine de la théorie, et les politiciens pourront faire de même sans sortir du domaine de la pratique. Dans une telle situation chacun, ne serait-ce qu’en travaillant dans son domaine restreint, ne se détachera pas du champ d’autrui et la spécialisation ne constituera plus des compartiments étanches parce que les institutions refléteront sans la déformer la nature de la société.

Mais de nos jours c’est plutôt le contraire qui se produit. Dans les sociétés européennes, les institutions politiques ne correspondent plus à la réalité sociale. La culture ne peut, en conséquence, donner forme et inspiration aux décisions pratiques des politiciens parce que, agissant dans le cadre de pareilles institutions, ils sont contraints de se référer à la culture, désormais dépassée, donc fausse, du temps où les institutions elles-mêmes correspondaient à la réalité sociale, et de fonder leur pouvoir sur cette culture. Et d’autre part la culture, dans la mesure où elle réussit effectivement à poursuivre la vérité, ne peut toucher toute seule le peuple, ne peut se transformer en pouvoir, parce que les groupes organisés qui se disputent le pouvoir et encadrent politiquement l’opinion publique s’organisent en fonction de l’arrangement institutionnel du pouvoir, tendant par conséquent à perpétuer les vieilles conceptions et à exclure toute représentation de la distance qui sépare les institutions de la nouvelle réalité sociale. Les politiciens purs se trouvent ainsi imperméables à la vérité : ils ne peuvent pas la professer conséquemment parce que cela signifierait saper la légitimisation de leur pouvoir. Ils ne peuvent pas la traduire en acte parce que les institutions dans le cadre desquelles ils agissent ne le permettent pas constitutionnellement. L’action politique devient ainsi une application aveugle de schémas dépassés, qui n’est plus au niveau de la réalité sociale. Mais cet étranglement fait sentir ses effets sur l’activité théorique : la traduction spontanée dans la pratique d’une culture qui reflète la nouvelle réalité sociale n’étant pas possible, quelques théoriciens, privés de la vérification fournie de la part des politiciens à leurs schémas, se confinent dans l’abstraction, dans l’utopie, dans le moralisme ; et les autres, ceux qui ne veulent pas perdre les contacts avec le pouvoir, pour ne pas sacrifier leur influence masquent avec la fiction de la théorie pure la distance qui les sépare de l’étude effective de la réalité sociale, qui les mettrait en contradiction avec les mensonges des groupes politiques, quand ils n’exploitent pas vraiment le caractère arbitraire et conventionnel de la pure théorie pour légitimer ces mensonges par des théories d’opportunité.

Dans ces situations la figure destinée à jouer un rôle historique n’est plus celle du philosophe pur, qui s’évade dans l’abstraction ou tombe dans les bras du pouvoir, ni celle du politicien strictement pratique, qui défend son propre pouvoir en perdant de plus en plus contact avec la réalité sociale : mais c’est celle du révolutionnaire qui peut fonder la vérité parce qu’il n’est pas lié au pouvoir existant et peut agir efficacement parce qu’il connaît la réalité de la situation. Le problème n’est plus seulement celui de « communiquer » la vérité aux masses — celles-ci, aussi longtemps qu’elles resteront encadrées dans les institutions pétrifiées, ne pourront pas l’accueillir —, mais de les guider dans la lutte contre ces institutions, qui est en même temps le seul moyen de les rendre conscientes de la situation réelle. L’activité du révolutionnaire est critico-pratique, pour employer la terminologie de Marx. Donc il ne doit pas se limiter à indiquer les maux de la société et à en prêcher le dépassement, mais il doit indiquer la lutte à entreprendre pour créer les nouvelles institutions et l’entreprendre lui-même : il s’agit de deux aspects dialectiques de l’activité révolutionnaire, dans laquelle l’action n’est qu’une façon de vérifier la théorie et la théorie une façon de conduire l’action.

L’Europe d’aujourd’hui se trouve précisément dans une situation révolutionnaire. L’évolution des rapports de production a fait sortir le processus économique et social des frontières des Etats, et en conséquence ceux-ci ne contiennent plus la réalité sociale. D’autre part il est évident que ces Etats ne peuvent se maintenir que sur la base des idéologies nationalistes qui en ont justifié la naissance, de la déformation nationale de la culture libérale, démocratique et socialiste qui s’en est suivie, et des types de comportement politique qui découlent de leur structure d’Etats. Il est donc utopique de prêcher l’abandon du nationalisme sans se proposer d’abattre l’institution qui en est la base, l’Etat national ; et il est également utopique de viser à un accord parfait dans le camp occidental aussi longtemps qu’on laissera tels quels les Etats indépendants et souverains qui en font partie, ou de désirer pour l’Allemagne une constitution profondément, sentie par le peuple quand l’Allemagne elle-même, comme Etat exclusif, est étrangère au peuple parce que constitutionnellement incapable de résoudre ses problèmes fondamentaux ; ou de demander la sincérité dans la vie politique allemande, quand elle se déroule dans un cadre institutionnel faussé lui aussi parce que ne correspondant pas à la réalité sociale.

Le fait est que Jaspers se meut dans la plus abstraite atmosphère moralisante, comme le montrent les essais de ce livre, dont la problématique n’évolue pas le moins du monde, malgré la longue période de temps qu’ils recouvrent. C’est un modéré dans une situation révolutionnaire. Il ne comprend pas que dans l’actuelle situation européenne la vérité politique n’est pas celle des philosophes purs et des professeurs d’Université, mais celle de ceux qui sont engagés dans la lutte véritable, c’est-à-dire la lutte qui s’insère dans le cours réel de l’histoire, la lutte pour la fédération européenne, et que le destinataire de cette vérité n’est pas le peuple allemand, ni le peuple français, ni le peuple italien, mais le peuple fédéral européen qui par cette lutte s’organise et prend, à travers elle, conscience de lui-même.

 

Francesco Rossolillo

 

 

 

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