LE FEDERALISTE

revue de politique

 

XXVII année, 1985, Numéro 3, Page 179

 

 

LE TRAITÉ D’UNION EUROPÉENNE ET LA LÉGITIMITÉ DES DÉCISIONS DÉMOCRATIQUES A LA MAJORITÉ
 
 
L’article de Gerda Zellentin « Überstaatlichkeit statt Bürgernähe ? » (Intégration, 1/1984) contient, en ce qui concerne le projet de traité instituant l’Union européenne approuvé par le Parlement européen le 14 février 1984, une critique qui mérite qu’on s’y arrête.
Selon l’auteur, le passage des décisions à l’unanimité aux décisions à la majorité, auquel le Parlement européen attribue une importance décisive, est non seulement difficile à mettre en œuvre en raison des résistances de nombreux gouvernements nationaux, mais également discutable sur le plan des principes. Et cela parce que « le caractère obligatoire des décisions démocratiques prises à la majorité est discuté même à l’intérieur des États membres, surtout en rapport avec les nouvelles tâches de l’Autorité publique. Si l’on tient compte des vastes implications de nature chronologique, territoriale et objective de la technologie génétique, qui est appelée à jouer un rôle déterminant dans la bio-société, de la micro-électronique et de l’informatique, sans lesquelles l’activité économique est impensable dans les prochaines décennies, sans parler de l’utilisation de l’énergie atomique, il est évident que les organes démocratiques sont appelés à prendre des décisions dont le contenu politique n’est plus réversible, corrigible et contrôlable. Dans les cas où les majorités décident de manière définitive sur les possibilités de vie des générations actuelles et futures, sur la survie des patrimoines historiques et naturels, sur la qualité de l’environnement, les décisions à la majorité ne sont ni adéquates ni moralement admissibles. La vie et la santé ne peuvent en aucun cas être sacrifiées aux exigences d’un compromis politique, si l’on veut éviter l’affirmation d’une tyrannie de la majorité dépourvue de toute légitimité ». De ces considérations découlent des conclusions assez vagues sur la nécessité de donner vie à une Union européenne qui, au lieu d’être fondée sur un modèle de supranationalité européenne et, partant, sur le vote à la majorité, soit proche des citoyens et laisse par conséquent le maximum de place à la décentralisation, à la responsabilité des individus et à la participation.[1]
Ce type de critique au projet de traité d’Union européenne trouve des oreilles très sensibles à l’intérieur de Mouvement fédéraliste européen. Depuis quelques années, nous consacrons en effet beaucoup d’attention à la question des options institutionnelles nécessaires pour affronter de façon adéquate les problèmes posés par la transition vers la société postindustrielle.[2] Dans ce contexte, nous avons commencé à réfléchir sur la nécessité d’intégrer dans le fédéralisme classique de nouvelles formes de fédéralisme, parmi lesquelles l’extension du bicaméralisme à tous les niveaux de l’articulation fédérale de l’Etat, le partage des compétences entre les divers niveaux sur la base de critères territoriaux et non fonctionnels et le système des élections en cascade semblent revêtir une importance centrale. Devant le fait qu’aujourd’hui on se trouve de plus en plus fréquemment dans l’obligation d’accomplir des choix à même d’imprimer au processus historico-social une direction qui influencera pour de très longues périodes, et à la limite pour toujours, le destin des peuples, nous sommes en outre arrivés à la conclusion que le plan doit avoir un caractère constitutionnel. En d’autres termes, le pacte constitutionnel, qui dans les États démocratiques rend co-responsables les forces politiques et sociales dans la défense du régime, c’est-à-dire des institutions qui régissent la lutte pour le pouvoir et constituent le fondement de la coexistence politique, doit s’étendre à un terrain plus vaste : celui de la programmation. Cela signifie que l’approbation du plan doit se fonder sur des mécanismes de participation plus efficaces et plus articulés que les mécanismes actuels et mêmes exiger la majorité qualifiée (normalement des 2/3) nécessaire pour introduire des modifications constitutionnelles.[3]
Par conséquent, si nous sommes très sensibles au discours sur la légitimité des décisions démocratiques à la majorité face aux problèmes posés par le progrès scientifique et technique, nous estimons cependant erronée la critique formulée sur cette base par Gerda Zellentin à l’encontre du projet de traité d’Union européenne.
Au niveau de la Communauté européenne, l’introduction des décisions à la majorité dans l’organe représentant des gouvernements nationaux (qui doit aller de pair avec l’attribution au Parlement européen d’un plein pouvoir de codécision législative) signifie l’élimination du droit de veto national, c’est-à-dire du mécanisme qui bloque depuis une quinzaine d’années le développement de l’intégration européenne. Il s’agit essentiellement d’étendre le système démocratique du niveau national au niveau supranational, d’instituer une souveraineté démocratique européenne, à défaut de quoi la Communauté est vouée à se désagréger et l’Europe à redevenir un nid de vipères, rendant ainsi irréversibles sa décadence et son inféodation aux superpuissances.
Mis à part cette perspective, la structure confédérale actuelle de la Communauté a des implications extrêmement négatives précisément à l’égard des problèmes qui tiennent tant à cœur, et si justement, à G. Zellentin. Cela est particulièrement évident, par exemple en ce qui concerne le problème de la pollution. Si l’on peut dire que la pollution ne s’arrête plus aux frontières nationales, cela est encore plus vrai dans une zone comme la Communauté, où le processus d’intégration a produit une interdépendance particulièrement poussée. Or, l’absence de pouvoir démocratique européen empêche un contrôle efficace des décisions qui relèvent des pouvoirs souverains des États, mais qui peuvent entraîner des conséquences extrêmement négatives à l’intérieur des États voisins. Et ce type de situation ne se limite pas à la pollution, mais se manifeste dans tous les cas où à l’interdépendance croissante ne correspond pas un pouvoir démocratique supranational en mesure de la gouverner. Il est également évident que seul un pouvoir démocratique européen fort serait à même de contrôler efficacement les choix des grandes entreprises multinationales qui, à défaut d’un contrôle public efficace (que les gouvernements ne peuvent exercer en raison de leur faiblesse), peuvent entraîner des conséquences négatives irréversibles.[4]
Par conséquent, les réserves de G. Zellentin à l’égard du passage aux décisions à la majorité dans la Communauté européenne ne font pas seulement le jeu des nationalistes, elles sont aussi en contradiction avec l’exigence de soumettre à un contrôle démocratique efficace les problèmes liés à l’affirmation de la société postindustrielle.
Nous sommes bien conscients que le projet de traité d’Union européenne n’offre pas une réponse complète à cette exigence. C’est précisément la raison pour laquelle le M.F.E., tout en ayant comme objectif stratégique de sa lutte dans cette phase historique la réforme de la Communauté dans un sens démocratique en général, est en même temps engagé dans une lutte à plus long terme en direction du fédéralisme de type nouveau évoqué plus haut, et de la réforme du système démocratique lui-même afin de l’adapter à une situation historique qui rend possibles des choix à même de compromettre les possibilités de vie des générations futures. A cet égard, il est en outre d’une extrême importance de bien voir que la réalisation de l’Union européenne créera le cadre politique irremplaçable pour atteindre ces objectifs.
Le point fondamental est que la transformation de la Communauté dans un sens démocratique et fédéral permettrait de surmonter les carences structurelles dont souffrent les systèmes démocratiques au niveau national, carences qui tiennent essentiellement au fait que les problèmes de fond dépassent les frontières nationales. Dans le cadre d’une démocratie supranationale solide, on verrait disparaître les risques d’une régression autoritaire qui sont toujours présents dans les précaires démocraties nationales et il deviendrait possible de lutter autrement que de manière velléitaire pour l’adaptation de la démocratie aux problèmes de la société postindustrielle. Il faut ajouter que le projet de traité d’Union européenne lui-même contient une importante option qui va au-delà du pur fédéralisme interétatique : le principe de subsidiarité y figure comme critère fondamental du partage des compétences entre niveau national et niveau supranational. Le second paragraphe de l’article 12 dit en effet : « L’Union n’agit que pour mener les tâches qui peuvent être entreprises en commun de manière plus efficace que par les États membres œuvrant séparément, en particulier, celles dont la réalisation exige l’action de l’Union parce que leurs dimensions ou leurs effets dépassent les frontières nationales ». Le principe de subsidiarité étant un des éléments structurels du fédéralisme entendu comme critère général d’organisation de la société et de l’État, il est tout à fait légitime d’escompter que la reconnaissance de ce principe par la constitution européenne tendra de plus en plus à influencer l’évolution interne des Etats membres dans le sens de leur restructuration sur une base fédérale.
 
Sergio Pistone


[1] Quand paraîtra le livre de G. Zellentin, Möglichkeiten alternativer Entwicklung und Integration in Europa, annoncé dans une note de l’article examiné ici, on pourra connaître avec plus de précision les propositions de l’auteur concernant une Union européenne proche des citoyens, et éventuellement en discuter.
[2] Cf. en particulier : M. Albertini, « Discorso ai giovani federalisti », Il Federalista, XX, 1978, n° 2-3 ; L. Levi et S. Pistone, « L’alternativa federalista alla crisi dello Stato nazionale e della società industriale », Il Federalista, XXIII, 1981, n° 2 ; F. Rossolillo, Città, territorio, istituzioni, Napoli, Guida, 1983 ; id. « Le Fédéralisme dans la société postindustrielle », Le Fédéraliste, XXVI, 1984, n° 2.
[3] Signalons à ce propos le livre : B. Guggenberger - C. Offe, An den Grenzen der Mehrheitsdemokratie, Politik und Soziologie der Mehrheitsregel, Opladen, Westdeutscher Verlag, 1984, qui contient des considérations et des analyses très intéressantes sur cette problématique et quelques conclusions qui vont dans le même sens que les nôtres.
[4] L’incapacité de dégager avec clarté dans le fédéralisme supranational l’unique instrument en mesure d’affronter cette problématique provoque assez souvent l’apparition dans les milieux progressistes de tentations protectionnistes. Cette tentation pas entièrement écartée dans le livre indiqué en note 3, cf. p. 179.

 

 

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