LE FEDERALISTE

revue de politique

 

XXVIII année, 1986, Numéro 1, Page 38

 

 

LA CRISE DE LA MÉDITERRANÉE
ET LA RESPONSABILITÉ DE L’EUROPE
 
 
Jamais autant qu’en avril de cette année n’a semblé vraie, face aux événements qui se sont déroulés en Méditerranée, l’impitoyable constatation d’Einaudi, s’appliquant aux États européens, que « les États existants ne sont que poussière sans substance ». Les événements de la Méditerranée, et l’absurde arrogance de Khadafi — à la tête d’un pays de trois millions d’habitants qui défie, humilie et met en difficulté tous les Européens — ont une cause précise : le vide de pouvoir européen. Ce vide entraîne deux conséquences, l’une de caractère factuel, qui se manifeste justement par le fait que trois millions de Libyens mettent en difficulté trois cent vingt millions d’Européens (à s’en tenir aux pays de la soi-disant Communauté) ;. et une conséquence de caractère mental qui s’exprime dans la stupide et lâche conviction qu’il faut répondre aux coups de force par la négociation et la diplomatie.
Il semble que, tout à coup, les Européens aient oublié, jusque dans le pays de Machiavel, que la politique consiste en des rapports de force ; et que la politique internationale consiste en des rapports de force sans freins juridiques, autrement dit fondés, aussi, sur des moyens militaires. En poursuivant l’idée de négocier avec qui use de la force de la manière la plus brutale, ces Européens de la décadence et de la démission oublient que les négociations elles-mêmes se fondent sur des rapports de force. L’issue d’une négociation n’est pas l’hypothétique solution juste pour tous. C’est la solution par laquelle sont reconnus les droits du plus fort, et chacun reçoit ce qui lui revient en fonction de sa force. En substance, une négociation est une guerre simulée. Le reste (les discours, par exemple ceux de l’ONU ou ceux du prétendu droit public international) n’est que l’ignoble fard par lequel on cherche à masquer le visage encore féroce de la politique ou l’enlisement dans le silence de la raison : l’absurde prétention de renoncer à l’usage de la force, tout en ne regardant pas au prix, y compris moral, pour en disposer (service militaire obligatoire, achats d’armes, etc.).
Pour qui réussit à se remettre en tête un minimum de compréhension politique « effettuale » — ce qui implique au moins le dépassement du sophisme sur l’efficacité du droit (lequel ?) et de la morale dans un monde que gouverne encore la force brute, y compris la force nucléaire —, trois considérations sont valables : une sur les USA, une sur l’Europe et une sur la paix. Le tort des Américains n’est pas de se livrer à des représailles. C’est de ne pas utiliser la force (ce qui ne signifie pas nécessairement tirer) à l’égard aussi d’Israël pour l’obliger à reconnaître les droits des Palestiniens à constituer leur propre État autonome en Cisjordanie et dans la bande de Gaza. De la sorte, le terrorisme arabe, privé de son principal aliment, recevrait peut-être un coup mortel. En tout cas les représailles deviendraient efficaces alors qu’aujourd’hui elles ne le sont guère. Mais ces considérations ne valent qu’à court terme. A moyen terme il faut, pour Israël, une garantie basée sur les faits et non sur les mots. C’est là que débute la responsabilité des Européens. Avec leur division, leur impuissance et avec le vide de pouvoir qu’ils créent jusque dans la Méditerranée, ils empêchent tout le monde — Israël, USA et nation arabe compris — de pouvoir compter sur un équilibre régional capable soit de contenir les poussées agressives qui se manifestent toujours lorsqu’un pouvoir adéquat ne les bloque pas, soit d’éliminer, à long terme, les racines mêmes du terrorisme en question grâce à l’unité et à la modernisation de la nation arabe. Avec la stupide prétention de mener une politique étrangère européenne sans un pouvoir européen — et en empêchant le Parlement européen de le développer — les Européens qui ont choisi la démission et l’impuissance ne menacent donc pas seulement le sort de l’Europe mais également celui du monde.
Et maintenant la paix. Il n’y a que deux formes de paix : celle, précaire et armée de l’équilibre des forces, qui décourage les agresseurs mais requiert que chaque Etat développe toutes ses potentialités de force, et celle du gouvernement mondial : la vraie paix, selon Kant, parce qu’elle permettrait aux peuples de vivre désarmés et de défendre leur autonomie par des moyens exclusivement juridiques. Si cela est vrai, comme l’estiment tous ceux qui n’ont pas perdu leur raison, est vrai aussi que celui qui ne tend pas à l’équilibre des forces et ne cherche pas à l’acheminer vers les grandes unifications régionales pour combler les vides de pouvoir et créer les piliers du futur gouvernement mondial, travaille pour la guerre et non pour la paix, même s’il se présente sur la scène publique en tenant un rameau d’olivier et s’il est stupidement content chaque fois qu’il a réussi à diminuer la force de son propre État sans penser que cela correspond automatiquement au renforcement des autres États.
A ce point tout pourrait sembler dit, mais il faut encore glisser un mot concernant la faiblesse des États européens (une faiblesse du reste différenciée : la France se comporte nettement mieux que les autres). A première vue, il peut en effet apparaître déconcertant que des Etats avec une cinquantaine de millions d’habitants, un développement industriel avancé, etc., puissent être mis en difficulté par un Etat aussi peu développé et peuplé que la Libye. On approche cependant de la solution de l’énigme si l’on garde présent à l’esprit que ce qui vaut pour les individus vaut aussi pour les États : celui qui n’a n’en à perdre peut se montrer agressif et par conséquent redoutable, alors que celui qui a beaucoup à perdre a tendance à la circonspection et à la prudence. Et l’énigme se dévoile si l’on se rappelle comment Einaudi — un des plus grands savants italiens de ce siècle, président de la République de 1948 à 1955 — justifiait l’affirmation que j’ai rappelée (« les États existants ne sont que poussière sans substance. » : « Aucun d’eux n’est en mesure de supporter le coût d’une défense autonome »[1]).
Nous sommes au cœur du problème. Les États européens n’ont pas de défense autonome. Il suffit donc de comprendre, pour en prendre la mesure, quelle peut être la « raison d’Etat » d’Etats incapables d’une défense autonome. Et il suffit de se demander quelle peut être la formation et la sélection de la classe politique dans des États de ce genre.
 
Mario Albertini


[1] Luigi Einaudi, Lo scrittoio del Presidente, Turin, 1956, p. 89.

 

 

 

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